Il arrive de temps à autre qu’un client souhaite, par testament ou par fiducie non testamentaire, désigner comme fiduciaire un membre de sa famille, un ami ou un conseiller de confiance. Or, la personne ainsi désignée devra alors s’acquitter de multiples devoirs légaux et fiduciaires qui pourraient engager sa responsabilité en cas de non-exécution.

Pour protéger l’être cher contre ce risque d’être tenu personnellement responsable des conséquences des mesures prises à titre de fiduciaire, il est courant d’inclure dans la fiducie ou le testament une clause comme celle-ci :

« Le fiduciaire qui agit de bonne foi ne sera pas tenu responsable de toute perte, sauf les pertes résultant de sa malhonnêteté, d’une négligence grave ou d’un abus de confiance volontaire. »

Or, il est permis de douter de l’applicabilité d’une telle clause de non-responsabilité, puisque le fiduciaire est tenu d’agir en toute bonne foi pour le compte du bénéficiaire de la fiducie. De plus, en limitant la responsabilité du fiduciaire, on limite aussi les recours du bénéficiaire, advenant la non-exécution d’un devoir fiduciaire ou l’abus d’un pouvoir conféré. Ce conflit entre les droits du bénéficiaire et le souhait du disposant de ne pas engager la responsabilité du fiduciaire a entraîné récemment quelques poursuites judiciaires axées sur l’applicabilité d’une clause de non-responsabilité.

Dans Steven Thompson Family Trust c. Thompson[1], les bénéficiaires de la fiducie s’opposaient à certains frais engagés par l’un des fiduciaires pour l’obtention de services-conseils comptables. La fiducie détenait 50 % des actions de l’entreprise familiale, qui faisait l’objet d’une proposition d’acquisition. Les bénéficiaires prétendaient que le comptable en cause était en situation de conflit d’intérêts, puisqu’il avait agi pour le compte des deux parties à la proposition d’acquisition. Dans la mesure où ils se trouvaient véritablement en situation de conflit d’intérêts, les fiduciaires s’estimaient dégagés de toute responsabilité aux termes de deux clauses de l’acte de fiducie :

« Les fiduciaires seront indemnisés, au moyen de l’actif de la fiducie, de l’ensemble des engagements, coûts, frais et dépenses résultant de toute décision erronée prise de bonne foi et en faisant preuve de soin et de diligence dans l’exécution de leurs obligations de fiduciaires, et ils ne seront pas tenus responsables envers le disposant, sa succession ou tout bénéficiaire de la présente fiducie des conséquences de telle décision erronée. »

et…

« Toutes les décisions que les fiduciaires sont autorisés à prendre, et tous les pouvoirs et pouvoirs discrétionnaires qui leur ont été accordés, seront prises et exercés par eux dans ce qu’ils estiment de bonne foi être l’intérêt principal des bénéficiaires. Ces décisions et mesures seront définitives et non sujettes à tout contrôle ou à toute revue par l’un ou l’autre des bénéficiaires, ou par tout tribunal. »

Dans sa décision, M. le juge McCarthy a écrit qu’une clause justificative ne permettait pas à un fiduciaire d’agir n’importe comment avec impunité.[2] Le juge a ordonné au fiduciaire de rembourser la majeure partie des frais déboursés, puis énuméré quatre motifs de poursuite qu’une clause de non-responsabilité ne couvrait pas :

  • le défaut, de la part du fiduciaire, d’exercer un pouvoir discrétionnaire accordé par l’acte de fiducie;
  • la malhonnêteté du fiduciaire;
  • le défaut, de la part du fiduciaire, de faire preuve de la prudence à laquelle on pourrait s’attendre de la part de toute personne raisonnable; et
  • le fait de favoriser un bénéficiaire au détriment d’un autre, ou d’agir de manière qui porte préjudice aux intérêts des bénéficiaires.

Bien qu’il s’agisse d’une cause relevant d’un tribunal de l’Ontario, la loi est semblable dans les autres provinces sous le régime de la common law.

Fox c. Fox Estate[3] fournit un autre exemple de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire renversé par un tribunal en dépit de l’existence d’une clause de non-responsabilité. Le testateur avait désigné sa veuve, Miriam, comme bénéficiaire d’une fiducie testamentaire. En vertu des modalités de la fiducie, Miriam et son fils unique, Walter, avaient la jouissance des actifs de la fiducie de leur vivant, les actifs devant revenir aux enfants de Walter après son décès et celui de Miriam. Celle-ci avait toutefois le droit de distribuer les actifs de la fiducie aux enfants de Walter de son vivant si elle le souhaitait. Et de fait, elle a choisi de distribuer la majeure partie des actifs de la fiducie à ses petits-enfants, déshéritant ainsi Walter pour le punir d’avoir épousé une femme non juive. Walter a alors intenté une poursuite visant à faire révoquer la désignation de bénéficiaire de Miriam et à faire retourner les actifs distribués à la fiducie. Miriam a soutenu que sa décision n’était pas sujette à une révision par le tribunal en raison de la clause suivante dans l’acte de fiducie :

« …verser de temps à autre, à son entière discrétion, le(s) montant(s) que ma fiduciaire estime souhaitable aux enfants de mon fils ou à leur avantage, ou à l’un ou l’autre d’entre eux, à son gré. »

En d’autres mots, elle estimait qu’elle avait le droit absolu de verser les actifs de la succession à ses petits-enfants si elle le jugeait bon. La cour n’était pas de cet avis, estimant qu’un fiduciaire se devait d’agir de bonne foi et de façon équitable envers tous les bénéficiaires. Dans ce cas, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire avait été fondé sur des motifs qui, selon la cour, étaient non pertinents et inappropriés.

Certaines lois provinciales assurent une protection aux fiduciaires qui, agissant de bonne foi, ont néanmoins manqué à leurs devoirs, dans la mesure où les pertes qui en ont résulté sont peu importantes. La Loi sur les fiduciaires de l’Ontario[4], notamment, permet d’excuser un manquement d’un fiduciaire qui a agi honnêtement et raisonnablement. D’autres provinces accordent une protection limitée, par exemple une protection à l’égard des décisions de placement.[5]

Villa v. Villa[6] est un bon exemple de l’application de telle législation. Enzo Villa était titulaire d’une procuration de sa mère. Son frère, Renzo, soutenait que Enzo avait mêlé les actifs de leur mère avec les siens propres, contrairement à ses devoirs de fiduciaire, et que par conséquent il ne devrait pas être rémunéré pour ses services de fiduciaire. La cour a estimé qu’il y avait, certes, eu manquement, mais que Enzo n’avait pas agi avec malveillance, et a souligné que Enzo avait retourné les actifs de leur mère à la succession, sans pertes pour cette dernière. La cour a, par conséquent, exercé son pouvoir d’excuser le manquement.

Pour conclure, les clauses justificatives sont souvent honorées par les tribunaux, mais il y a des limites. Il faut donc recommander aux clients qui demandent des renseignements au sujet d’une telle clause ou à qui l’on a demandé d’agir à titre de fiduciaire de consulter un conseiller juridique afin de bien comprendre comment ces clauses de non-responsabilité sont généralement interprétées et appliquées par les tribunaux.

[1] 2012 ONCC 7138 (CANLII) (Cour supérieure de justice)
[2] Au paragraphe 23. Voir aussi Boe c. Alexander (1985) 21 ETR 246 (CSCB)
[3] 1996 28 OR (3d) 496 (Cour d’appel de l’Ontario)
[4] L.R.O. 1990, chap.T.23, s. 35
[5] RSA 2000, chap.T.8, s. 4
[6] Villa c. Villa, 2013 ONSC 4421 (Cour d’appel de l’Ontario)